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La suspension de la vie

Par A. de Rochas. La Nature, nº 607, 17 janvier 1885.

ext 87Tout le monde sait que la vie subsiste à l'état latent dans les graines des végétaux et peut s'y conserver, pour ainsi dire, indéfiniment.

Ridolfi a déposé, en 1855, dans le Musée égyptien de Florence, une gerbe de blé qu'il avait obtenue avec des graines trouvées dans un cercueil de momie remontant à environ 5000 ans.

Cette aptitude à la reviviscence se retrouve à un haut degré dans les animalcules d'ordre inférieur. L'air que nous respirons est chargé de poussières impalpables qui attendent, pendant des siècles peut-être, des conditions de chaleur et d'humidité propres à leur donner une vie éphémère qu'elles acquièrent et reperdent tour à tour.

En 1707, Spallanzani put, onze fois de suite,suspendre la vie de rotifères soumis à la dessiccation et, onze fois de suite, la rappeler en humectant d'eau cette poussière organique. Il y a quelques années, Doyère fit renaître des tardigrades desséchés à la température de 150 degrés et tenus quatre semaines dans le vide.

Si l'on remonte l'échelle des êtres on trouve des faits analogues produits par des causes diverses. Des mouches arrivées dans des tonneaux de madère ont ressuscité en Europe; des chrysalides ont été maintenues en cet état pendant des années (Réaumur). Des hannetons noyés puis desséchés au soleil ont été ranimés après vingt-quatre heures, deux jours et même cinq jours de submersion (Balbiani). Des grenouilles, des salamandres, des araignées, empoisonnées par le curare ou la nicotine, sont revenues à la vie après plusieurs jours de mort apparente (Van Hasselt et Vulpian).

Le froid produit, dans cet ordre d'idées, des effets extraordinaires. Spallanzani a conservé pendant deux ans plusieurs grenouilles au milieu d'un tas de neige; elles étaient devenues sèches, raides, presque friables et n'avaient aucune apparence extérieure de mouvement et de sensibilité; il a suffi de les exposer à une chaleur graduelle et modérée pour faire cesser l'état de léthargie dans lequel elles étaient plongées.

Des brochets et des salamandres ont été, á diverses époques, ranimés sous les yeux de Maupertuis et de Constant Duméril, tous deux membres de l'Académie des sciences, après avoir été congelés au point de présenter une rigidité complète.

Auguste Duméril, fils de Constant et celui-là même qui a été le rapporteur de la Commission relative au crapaud de Blois en 1851, publiait l'année suivante dans les Archives des sciences naturelles un très curieux Mémoire dans lequel il raconte comment il a interrompu la vie par la congélation des liquides et des solides de l'organisme. Des grenouilles, dont la température intérieure avait été abaissée jusqu'à -2° dans une atmosphère à -12° sont revenues devant lui à la vie; il a vu les tissus revenir à leur souplesse ordinaire et le cœur passer de l'immobilité absolue à son mouvement normal.

Il n'y a donc pas lieu de révoquer en doute les assertions des voyageurs racontant que les habitants du nord de l'Amérique et de la Russie transportent des poissons entièrement congelés et raides comme du bois et les rendent à la vie en les trempant, dix ou quinze jours après, dans de l'eau à la température ordinaire; mais je pense qu'il ne faudrait point trop compter sur le procédé imaginé par le grand physiologiste anglais Hunter pour prolonger indéfiniment la vie d'un homme par des congélations successives; il n'a encore été donné qu'à un romancier, M. Edmond About, d'assister à cette curieuse opération.

Chez les mammifères, nous trouvons les apparences de la mort dans le sommeil hibernal, mais des apparences incomplètes, car la température des hibernants reste supérieure de un degré à celle du milieu ambiant et les mouvements du cœur et de la respiration sont seulement ralentis: le Dr Preyer a observé qu'un hamster restait parfois 5 minutes sans respirer d'une façon appréciable après quinze jours de sommeil.

Chez l'homme lui-même on a constaté bien des fois d'une façon positive la suspension de la vie ou au moins des phénomènes qui en semblent inséparables.

On lit dans le Journal des Savants (année 1741) que le colonel Russel ayant vu mourir sa femme qu‘il avait tendrement aimée ne voulut pas souffrir qu'on l’enterrât et menaça de tuer quiconque s'entremettrait pour emporter le corps avant qu'il eût constaté par lui-même la décomposition. Huit jours se passèrent sans que sa femme donnât le plus léger signe de vie, « quand, à un moment où il lui tenait la main et la mouillait de larmes, la cloche de l'église vint à sonner, et, a son indescriptible surprise, sa femme se mit sur son séant, puis dit : — C'est le dernier coup, nous allons arriver trop tard. — Elle se rétablit. »

M. Blandet a communiqué à l’Académie des sciences, dans la séance du 17 octobre 1864, un rapport sur une jeune femme d'une trentaine d'années qui, sujette à des accidents nerveux, tombait, à la suite de ses crises, dans une espèce de sommeil léthargique durant plusieurs semaines et quelque-fois plusieurs mois. Un de ses sommeils dura notamment du commencement de l‘année 1862 jusqu’en mars 1865.

Le Dr Paul Levasseur rapporte [1] que dans une famille anglaise la léthargie semblait être devenue héréditaire. Le premier cas se déclara chez une vieille dame qui resta pendant quinze jours dans une immobilité et une insensibilité complète et qui, recouvrant ensuite la connaissance, vécut encore pendant assez longtemps. Avertie par ce fait, la famille conserva, pendant plusieurs semaines, un jeune homme qui, lui aussi, paraissait mort et finit par revenir à la vie.

Le Dr Pfendler, dans sa thèse inaugurale (Paris, 1855), décrit minutieusement un cas de mort apparente dont il a été lui-même témoin. Une jeune fille de Vienne (Autriche) fut attaquée, à l'âge de 15 ans, d'une maladie nerveuse qui amena de violentes crises suivies de léthargies qui duraient trois ou quatre jours. Au bout de quelque temps elle était tellement épuisée que les premiers médecins de la ville déclarèrent qu'il n'y avait plus d'espoir. On ne tarda pas, en effet, à la voir se soulever sur son lit et retomber comme frappée par la mort...

« Pendant quatre heures, elle me parut, dit le Dr Pfendler, complètement inanimée. Je fis, avec MM. Franck et Schœffer tous les essais possibles pour allumer une étincelle de vie. Ni miroir, ni plume brûlée, ni ammoniaque, ni piqûres ne réussirent à nous donner un signe de sensibilité. Le galvanisme fut employé sans que la malade montrât quelque contractilité. M. Franck la crut morte me conseillant toutefois de la laisser sur son lit. Pendant vingt-huit heures aucun changement ne survint: on croyait déjà sentir un peu de putréfaction. La cloche des morts était sonnée; les amies de la jeune fille l'avaient habillée de blanc et couronnée de fleurs; tout se disposait autour d'elle pour l'inhumation. Voulant me convaincre des progrès de la putréfaction, je revins auprès de Mlle de M...; la putréfaction n'était pas plus avancée qu'auparavant. Quel fut mon étonnement quand je crus voir un léger mouvement de respiration. Je l'observai de nouveau et vis que je ne m'étais pas trompé. Aussitôt je pratiquai des frictions, j'eus recours à des irritants et, après une heure et demie, la respiration augmenta. La malade ouvrit les yeux et, frappée de l'appareil funèbre qui l'entourait, revint à la connaissance et me dit : « Je suis trop jeune pour mourir. » Tout cela fut suivi d'un sommeil de dix heures; la convalescence marcha très rapidement, et cette jeune fille se trouva débarrassée de toutes ses indispositions nerveuses. Pendant sa crise, elle entendit tout : elle rapporta quelques paroles latines prononcées par M. Franck. Son plus affreux tourment était d'entendre les préparatifs de sa mort sans pouvoir sortir de sa torpeur. »

Les dictionnaires de médecine sont remplis d'anecdotes de cette nature, je n'en citerai plus que deux assez curieuses.

Le 10 novembre 1812, pendant la fatale retraite de Russie, le commandant Tascher voulant ramener en France le corps de son général tué par un boulet et qu'il avait enseveli depuis la veille, le déterre, le charge sur un landau, s'aperçoit qu'il respire encore et le ramène à la vie à force de soins. Bien longtemps après c’était ce même général d‘0rnano, alors maréchal, qui tenait un des coins du drap funèbre aux obsèques de l'aide de camp qui l'avait enterré.

En 1826, un jeune prêtre revient également à la vie au moment où l'évêque du diocèse prononçait le De Profundis sur son corps. Quarante ans après, ce prêtre, devenu le cardinal Bonnet, prononçait un discours profondément senti sur le danger des inhumations précipitées (Moniteur du 1er mars 1866, p. 258).

J'espère avoir maintenant suffisamment préparé l'esprit du lecteur à l'examen du phénomène de la suspension volontaire de la vie dont je l'entretiendrai prochainement.

A. de Rochas.

Note : [1] De la catalepsie au point de vue de la mort apparente. - Rouen, 1866.

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