Rûmî : Le « maître de tous »

Djalâ al-Dîn al-Rûmî, surnommé Mawlanâ (notre maître). Qui le connaît vraiment ? Cet homme du XIIIe siècle, qui refusa, dit-on, le trône de l’Empire ottoman, fut un précurseur de génie et l’un des maîtres spirituels les plus éclairés de l’histoire humaine.

Les Turcs et les Iraniens, le vénèrent et le mettent au premier rang. Le professeur A. J. Arberry, qui étudia, sa vie durant, son œuvre, écrivait : « il est sans aucun doute le plus grand poète mystique de l’humanité ».

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En son temps, on croyait que la terre était plate et l’on n’avait aucune connaissance sur la constitution intime de la matière.
Lui, il enseignait ce que lui avaient révélé son cœur, ses visions fulgurantes, ses méditations précédées par la prière, et les sons de la musique sacrée. Il disait que la terre est une sphère : une sphère qui tourne sur une orbite solaire.

Tout ce qui est dans notre réalité est composé de minuscules atomes, disait Rûmî. Si l’on parvenait à les explorer, à les couper avec « le couteau qu’il faut », eh bien, on s’apercevrait que chacun d’eux forme à lui seul un minuscule système solaire avec pour planètes la course des électrons !

Mais surtout, son message initiatique dévoile et chante une dimension autre du monde, et pourtant située au fond de chacun d’entre nous...

Ses origines, sa famille

Rûmî naquit en 1207 en Bactriane, à Balkh, de famille noble. Celle-ci était issue d’Abu Bak, compagnon de Mahomet et son père était apparenté au roi Khwazim Shah. Rûmî enseigna d’abord en Asie Mineure. Chose singulière, ces lieux virent naître également de grands esprits comme Avicenne ou al-Ghazâlî. Sans doute existe-t-il un destin secret de l’espace comme il en existe pour le temps.

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L’époque où il vit est plutôt troublée. En Occident, l’Église catholique et le Saint-Empire germanique s’entre-déchirent. La chrétienté s’acharne à conquérir les lieux saints, multipliant croisades et hécatombes. Les Mongols, de l’autre côté, déferlent sur la Russie et le Moyen-Orient.

La famille de Djalâl al-Dîn émigre. Le futur prophète soufi doit avoir à peine dix ans quand, avec ses parents, il prend le chemin de la Mecque, le lieu saint par excellence du monde de l’Islam.
Le père de Rûmî est non seulement un croyant mais un érudit remarquable. Il forme son fils à l’enseignement de la théologie et des lettres.

Après sa mort, le jeune homme prendra effectivement la relève. Il ouvre une école à Konya dans le Sud de l’actuelle Turquie. Quelques années durant il y dispensera un cours très traditionnel jusqu’au jour où il eut la Révélation.

Histoire(s) et textes choisies

Un jour, dit-on, Rûmî rencontra un ermite errant qui le mit sur la voie de la lucidité et de l’ultime fondement des choses : l’homme a une autre dimension que sa dimension apparente. Il faut dépasser les préjugés, les idées trop simplistes, trop logiques, et toutes faites. Il faut aussi savoir dépasser les livres, fussent-ils sacrés. Il faut transcender tout savoir, la connaissance traditionnelle des dogmes. Et d’abord par l’amour et l’expérience spirituelle. Alors se dévoileront les dimensions indicibles. Alors il est donné aux yeux de l’âme de voir ce qui ne peut être vu avec le regard ordinaire, d’entendre ce que l’oreille distraite n’entend jamais.

Rûmî, toute sa vie, irrita les dévots car il affirmait que la religion, en fin de compte, était dans un lieu plus profond que la religion. Seule cette percée permettait d’accéder à la dimension essentielle.
Mais le chemin était ouvert à tous : « Allez sur la voie de Mahomet, mais si vous ne pouvez pas la suivre, alors empruntez la voie chrétienne », disait-il.

Quant au mystérieux ermite, on ne sait presque rien de lui. Peut-être ce personnage qui initia Rûmî à la sublime perception du sacré et du monde n’est-il qu’un personnage de légende, un symbole...
Peu importe.

Un jour, Rûmî parle à des grenouilles. Il leur reproche de l’empêcher de prêcher. Elles se taisent sur-le-champ et ne reprennent leur concert de coassements qu’à la fin de sa prédica­tion.

894yhrdIl aime profondément tout ce qui vit, de l’insecte à l’homme, du chien au serpent. Depuis sa rencontre avec l’ermite, il vit à l’unisson d’un cosmos qui lui apparaît merveilleux et qu’il sacralise jusqu’au dernier des atomes.

« Les arbres, écrira-t-il, me reconnaissent. Je ne manque pas de les saluer au passage et ils me rendent mon salut. »
Retournement naïf du regard ? Non pas.

C’est dans l’expérience même de ce qui est qu’il trouve la voie spirituelle appelée par lui l’Éveil. Cela veut dire la connaissance dans ce qu’elle a de plus fondamental. Et à ceux qui mettent l’accent sur les « contradictions » de son enseignement ou bien « l’inutilité pratique » de ses propos, il dit, comme aux matérialistes, aux « réalistes » qu’il rencontre sur son chemin : « Ceux qui ne comprennent pas une chose affirment hautement qu’elle est inutile. »

Et c’est d’ailleurs pourquoi Rûmî qui sait d’avance que sa parole mystique, déconcertante, ne peut être comprise rapide­ment par le dévot, le « savant » de son temps, nous dirions l’intellectuel cultivé, ne prêche jamais publiquement.

Son chemin est bien celui qui, sous des noms différents, a été suivi par tous les génies visionnaires.

Et quelle sagesse !

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« La chaleur d’un four, dit-il, peut être trop forte pour que tel ou tel homme puisse bénéficier vraiment de sa chaleur. Tandis que la faible flamme d’une lampe peut lui donner la chaleur dont il a besoin. »
Pour chacun, la juste mesure.

Méfions-nous aussi des « fausses illuminations » et ne renonçons pas au travail pratique dans le monde. Même les dimensions secrètes exigent l’effort du travail dans la vie de l’homme.
Et surtout, sachons distinguer ce qui est authentique, sachons voir la différence. C’est le commencement de la « vision », la « vision » de la réalité profonde, et la chance d’une ouverture des cinq sens intérieurs qui ne sont pas physiques et qui sont à la base, en outre, d’intuitions infaillibles.

« Quand cesserez-vous d’adorer et d’aimer le pichet, quand vous mettrez-vous à chercher l’eau ? »

Il y a aussi dans son enseignement destiné à faire « voir », le refus de l’explication simpliste. Et une parole qui éveille le sens du mystère. C’est dans tout le soufisme que souffle cet état d’esprit. Écoutons ce que dit Hassan de Basra :
« J’ai demandé à un enfant qui passait, tenant à la main une chandelle : - D’où vient cette lumière ? Il la souffla aussitôt : - Dites-moi où elle s’en est allée, et je vous dirai d’où elle est venue. »

Et cette mise en garde de Nizami :
« Celui qui dort sur la route perdra son chapeau ou sa tête. »

Mais celui qui est éveillé comprendra cette parole du visionnaire Rûmî :
« Vous appartenez au monde de la dimension. Mais vous venez de la non-dimension. Fermez la première “ boutique ”, ouvrez la seconde. »

Voilà l’enseignement à la fois simple et profond de Rûmi.

Celui qui fera l’expérience sera peut-être capable de traverser le temps ordinaire, englobant en un seul éclair d’intuition ce qui a été aussi bien que ce qui sera. Il traversera peut-être l’espace et pourra voir ce qui est au loin, à l’origine, ce qui était et ce qui viendra. Mais attention : l’extase mystique, la voie ascétique, sont parsemées de pièges et de chemins trompeurs. Il faut essayer de trouver le point d’équilibre entre toutes les facultés.

Chacun de nous est pourtant invité à la fête :
« Tant que la lampe intérieure des joyaux est encore allumée, hâte-toi de tailler sa mèche et de la pourvoir d’huile. »

On songe à cette parole d’esprit zen japonais gravée sur une cloche de bois d’un monastère du XIIe siècle :
« Hâte-toi, le temps n’attend personne. »

Les livres de Rûmî, dont les paroles ont influencé non seulement la pensée orientale mais une grande partie de l’Occident, sont des guides qui nous incitent à expérimenter et à pratiquer l’enseignement dans notre vie de tous les jours : le double objectif c’est d’unir harmonieusement la pensée et l’action. Et l’expérience spirituelle acquise peut s’incarner dans la création artistique.
Mais la clé de toutes les clés c’était « un regard dans son propre cœur. »

Rûmî invitait à « transcender la vie et le monde » pour voir réellement la Vie et le Monde.

Le « maître de tous »

L'aube de la mort, comme il l’appelait, se leva pour Rûmî un 17 décembre de l’an 1273. Toutes les communautés religieuses du pays, juifs, chrétiens, orthodoxes, musulmans... se pressèrent en pleurant à ses funérailles.

On raconte qu’un chrétien pleurait si fort aux funérailles du maître musulman qu’on finit par lui demander pourquoi il avait tant de chagrin. Il répondit :
-        Nous l’aimons comme nous aimons Moïse, David, Jésus. Nous sommes tous les disciples de Rûmî.

On rapporte également que l’un des adeptes de Rûmî prononça ce mot sublime :

-        Un jour très lointain, dans mille ans ou plus, nous serons comme une flûte qui va chantant et s’accorde, sur un seul mode, avec toutes les religions, même s’il devait y en avoir des centaines.
Bouleversante intuition en ces temps de fanatisme religieux.

Visionnaire en cela encore, il avait été le premier à parler d’œcuménisme, d’identité profonde entre les grandes religions révélées.

Rûmî disait, ainsi que le souligne Idries Shah, que le voile de lumière des pratiquants de la religion ordinaire, aux vues émotionnelles, parfois idolâtres, que ce voile est plus trompeur et dangereux (sur la voie de la Vérité) que le « Voile des ténèbres » que la vie dissolue d’un homme déploie sur son esprit.

Ici encore, on fait allusion à une « vérité indicible ». Celle dont parlait un autre grand maître soufi : Nasrudin. Ses « histoires », parfois pleines d’humour, publiées au XIIIe siècle sont célèbres dans tout l’Orient, et les Ouzbeks lui ont d’ailleurs consacré un film intitulé : Les Aventures de Nasrudin.

Un jour, quelqu’un posait une question à Nasrudin :
-        Les gens disent que vos plaisanteries ont des tas de sens cachés. Est-ce vrai, Nasrudin ?
-        Non. Ce n’est pas vrai.
-        Pourquoi non ?
-        Mais parce que je n’ai jamais dit la vérité durant toute ma vie, même une seule fois, et que je ne serai jamais capable de la dire.

En somme, Nasrudin savait, lui aussi, que la « vérité », la vraie, celle qui est le fondement de toute vérité de la vie quotidienne, se déploie dans une dimension si mystérieuse et difficile d’accès qu’un homme honnête, clairvoyant, n’aurait pas tort de choisir mille fois le silence plutôt que de prétendre dire ce qu’elle est ou de croire qu’il l’énonce.

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