L'île fantôme de Sannikov
Iakov Sannikov était un navigateur arctique russe, réputé pour ses contributions à la connaissance de la mer de la Sibérie orientale et de ses littoraux. Entre autres, il a reconnu et précisé de manière exacte la position géographique de l'île redécouverte par la suite, en 1881, par l'Américain De Long et appelée depuis l'île Benett.
Mais il découvrit également deux autres îles, la première située au nord de l'île Fadeev de l'archipel de Novosibirsk, la seconde au nord-ouest de l'île Kotelny. Une fois leur position précisée, ces territoires demeurèrent uniquement sur les cartes maritimes de la région sous l'inscription : « Terre vue par Sannikov ».
Ces terres (ou peut être les deux bouts d'une terre plus grande) ne furent à l'époque jamais atteintes. À la suite de Sannikov, le lieutenant-amiral et explorateur russe de l'Arctique Petr F. Anjou les aperçus de loin, à deux reprises, en 1812 et 1822 [1].
D'autres expéditions tentèrent leur chance sans résultat. Un bras de mer libre ouvert dans l'étendue recouverte de glaces faisait obstacle. Les Russes Chalaurov et Sirovatsoi les entrevirent sans pouvoir y accéder.
Le 13 août 1896, par temps calme, le géologue Eduard von Toll, en mission de recherches dans l'archipel de Novosibirsk, les vit à son tour. L'image qu'il en retint était celle d'une succession de quatre crêtes montagneuses continuée vers le levant par une longue descente de collines. Cette terre était distante de plus de 150 km, dans l'axe de son point le plus septentrional, de l'île Kotelny.
Le 20 septembre 1893, l'explorateur polaire Fridjof Nansen, par 77° 44' latitude nord, observa le vol des oiseaux migrateurs qui se dirigeaient vers le sud. Plus tard, toujours Nansen, près des embouchures de la Lena, aperçut des eiders qui y arrivaient, en provenance du nord [2]. D'où pouvaient-ils venir ? De toute évidence, d'une terre assez importante située bien plus au nord.
Vol d'oiseaux migrateurs, courants marins locaux et déplacements des icebergs corroborés avec les observations du baron Toll, plaidaient pour l'existence d'une terre située à quelque 150-200 km du littoral sibérien, au-dessus de la ligne du parallèle 70° latitude nord.
Toll, qui entre-temps continuait ses recherches, essaya d'atteindre en bateau les rivages supposés de cette terre mystérieuse. La tentative s'avéra infructueuse.
Décidé à résoudre le mystère,Toll organisa une expédition à pied sur la glace. Ainsi, le 26 octobre 1902, accompagné de l'astronome Seeberg et de deux chasseurs, le géologue quitta les parages de l'île Benett, en direction de l'archipel de Novosibirsk. Les quatre hommes disparurent à jamais [3].
Dans les années 30, on organisa de nouvelles recherches. Brise-glace et avions russes sillonnèrent la région sans aucun résultat.
Une minutieuse reconnaissance aérienne de toute zone comprise entre 70° et 80° latitude septentrionale au nord de l'île Kotelny ne révéla aucune terre. Le mystère demeura entier : s'agissait-il d'une illusion d'optique ou d'une terre récemment engloutie ?
À peine sortie de l'actualité, la terre de Sannikov fit reparler d'elle vers le milieu du XXe siècle, à cause d'un peuple lui aussi perdu : les Onkilons. Peuplade originaire de la presqu'île Tchoukotka, dont la présence est attestée jusqu'au début du XIXe siècle par les traditions et confortée par des recherches archéologiques, les Onkilons connurent semble-t-il un sort tragique.
Pourchassés par les Tchoutches, leurs ennemis héréditaires, la tribu des Onkilons se retira d'abord sur une étroite bande littorale dans la région de De Long, puis ils quittèrent leurs habitations pour prendre la mer avec leurs richesses et leurs bêtes, sur une quinzaine de grosses barques.
Après un bref séjour sur l'île Wrangel, ils reprirent leur route. On n'en retrouvera aucune trace, et ils ne furent pas aperçus non plus dans les îles en face de la Sibérie septentrionale… La seule direction possible reste cette terre nordique signalée clairement par le vol des oiseaux migrateurs et les tracés des courants marins de la mer de la Sibérie orientale. Les Onkilons se rendirent-t-ils sur la terre de Sannikov ? Et une fois arrivés, que leur arriva-t-il ?
Curieux destin. Un explorateur, puis d'autres crurent l'avoir aperçue. Un géologue la vit et précisa sa position exacte. De nombreux spécialistes de l'exploration polaire la recherchent, en vain.
Et c'est finalement un autre géologue qui s'empare de la légende pour la transformer en nouvelle Atlantide arctique. En 1950, V. A. Obroutchev, président de la Société de Géographie de Russie, rédige une étude scientifique sur la question où il expose ses convictions. Selon lui, la terre de Sannikov a certainement existé un jour dans un endroit défini par les coordonnées de 78°-80° latitude nord et 140°-150° longitude est. Le savant conclut que, si elle ne s'y trouve plus, c'est qu'elle a sombré entre-temps sous le coup de forces naturelles, probablement des éruptions volcaniques.
Le savant ne pouvait aller plus loin : le littérateur qui se cachait en Obroutchev surgit alors ; il écrivit un roman de science-fiction dont la terre de Sannikov offrait le décor géographique, historique et géologique. L'ouvrage, paru à Moscou en 1953 sous le titre Zemlia Sannikova (« la terre de Sannikov »), est remarquable par son extrême analogie avec l'aventure mythique de l'Atlantide.
L'auteur relate l'aventure d'un groupe d'explorateurs improvisés qui découvrent en mer de Sibérie orientale, une terre inconnue habitée par les Onkilons. Mais un volcan se réveille, emboutissant la terre de Sannikov. Tous les documents et les photos de l'expédition sont perdus, et les explorateurs se sauvent de justesse. De retour à Moscou, personne ne les croit...
Notes :
- [1] P. Camena d'Almeida : « Baron E. von Toll. Plan d'une expédition à la terre Sannikov », in Revue de géographie, t. XLIII, 1898, p. 158.
- [2] Vers le pôle, Fridtjof Nansen ; trad. et abrégé par Charles Rabot, éd. Flammarion, 1897, p. 52-54.
- [3] Maurice Zimmermann : « L'expédition du baron E. de Toll aux îles de la Nouvelle-Sibérie », in Annales de Géographie, 1904, Volume 13, Numéro 68, p. 189.
Bibliographie :
- « L'Atlantide, autopsie d'un mythe », Pierre Carnac, éd. Rocher, 2001.
- Pierre Carnac : « La terre de Sannykov ou le mystère des Onkilons », in revue Atlantis, mai 1985.
- Voyage de la Vega autour de l'Asie et de l'Europe, etc. A. E. Nordenskiöld, t. 1, Paris, Hachette et cie, 1883.
Table des illustrations :
- 1) Carte des iles sibériennes.1974
- 2) Portrait de Eduard Gustav von Toll (année inconue).
- 3) Le schooner Zaria en 1901. Ce navire norvégien avait été racheté en 1899 par l'Académie des sciences de Russie et équipé pour les expéditions polaires.
- 4) Carte imaginaire de la Terre de Sannikov, illustration du livre de Vladimir Obroutchev.
- Publié dans Énigmes de l'Histoire