Hommage à Jules Verne, précurseur de notre temps

Jules Verne photoÀ Nantes, la rue Kervégan s’ouvre sur des mâts et des voiles. Dans son axe, les soirs d’embruns où l’on ne sait plus trop de quel côté souffle le vent, l’île Feydeau, « soudain déracinée et poussée par le vent du rêve, s’éloigne au gré des caprices du fleuve et se dirige vers la haute marée, la proue dressée face à l’horizon de ses songes... ».

Jules Verne écrira ces lignes bien des années plus tard, en 1894, alors que riche, célèbre dans le monde entier, il est venu, face à la mer, retrouver les paysages de son enfance.

Dans les années 1830, la mer, c’était l’aventure, l’avenir. Quai Dugay-Trouin, le petit garçon humait longuement la lourde odeur d’épices rances, de poisson sec et de fruits exotiques montant des échoppes. C’est là qu’il a rencontré quelques-uns de ses personnages de ses futurs romans. Matelots au teint basané et aux mystérieux tatouages débarquant des chaloupes, loups de mer énigmatiques et lointains qui fument des herbes inconnues, aventuriers aux yeux brûlés par d’inimaginables soleils...

Derrière l’horizon sur lequel s’inclinent les gréements, il a vu des pays étranges, des ciels de légende, des espaces vers lesquels appareille son imagination de dix ans. Des héros vont grandir avec lui qui trouveront le moyen de s’y rendre à sa place : le capitaine Hatteras, Michel Ardan, Lord Glenarvan, Nemo et tant d’autres...

Le père de Jules Verne n’a pourtant rien du coureur d’océan et on ne peut certes pas le soupçonner d’avoir fait de son fils un globe-trotter ou un conquérant d’espaces intersidéraux !
Pierre Verne est avoué et n’a guère de fortune. D’autant qu’il devra faire face aux exigences d’une famille nombreuse. Au petit Jules, né en 1828, succéderont quatre autres enfants, Paul, puis Anna, Mathilde et Marie, la préférée du visionnaire qui toute sa vie l’appellera par le petit nom de son enfance : « Le chou »

En classe, au collège religieux de Saint-Donatien, il ne se distingue guère par ses efforts intellectuels, du moins en matière de latin et d’instruction religieuse.

Deux ans plus tard, Caroline, la petite cousine dont il est amoureux, lui demande pour gage un collier de corail, tel qu’en rapportent des « îles » les matelots, les officiers de marine à leurs bien-aimées.
Un trois-mâts qu’il a vu dans le port, La Coralie s’apprête à appareiller. Pour l’amour de Caroline et celui de la mer, le voilà qui fugue depuis Chantenay, la campagne où la famille tout entière passe ses vacances, afin de rejoindre le bateau. Il monte à bord clandestinement avec l’intention de se faire engager comme mousse une fois au large...

Mais le passager clandestin est repéré. On le rejoint à Paimbœuf et, désormais, du moins jusqu’à l’âge d’homme, il ne voyagera plus qu’en rêve...

nantes port

C’est son frère Paul, pourtant plus réservé que lui, qui bouclera, au sortir de l’adolescence son sac de pilotin, comme on dit en pays nantais. Il part aux îles pour son premier voyage au long cours. Quant à Jules dont l’imagination travaille, il n’a guère envie de faire son droit et de remplacer son père à l’étude...

Voilà Jules Verne à Paris, en quête d’une licence... et surtout de la gloire littéraire, car dans la mansarde d’une certaine tante Charuel, le jeune homme aux cheveux fous gribouille jusque tard dans la nuit des comédies d’une qualité bien incertaine.

La vie est belle malgré des chemises « qui n’ont plus de devant », comme il l’écrit à sa mère, des bas troués comme la nasse d’un pêcheur de l’île Feydeau et une seule paire de souliers qu’il possède « en communauté » avec son ami Édouard Bonamy.

Pierre Verne n’est pas avare, mais il doit compter. Et puis, en bon bourgeois de province, il craint que la capitale, cette Babylone lointaine, ne tourne la tête à son fils. Celui-ci est d’une telle insouciance, la tête dans les nuages et le cœur sur la main qu’il vaut mieux tenir courtes les rênes de ce cheval fougueux en mesurant les cordons de sa bourse.

Le jour, un peu de droit, la nuit, des livres qu’il achète sur les quais en se passant de dîner ; ou « en dînant par cœur » deux ou trois fois par semaine, voilà sa vie. Tout l’intéresse déjà et particulièrement les sciences pour lesquelles son siècle commence à se passionner.

Malgré l’appui de Dumas, le théâtre n’a pas couronné ses espoirs et, son droit terminé, il a dû prendre une place d’agent de change. Et puis il s’est marié, le 10 mai 1857 : il lui faut subvenir aux besoins d’Honorine, une jeune veuve effacée, mais « grande, bien faite, au teint éblouissant... et dont la voix s’égrène comme du cristal », écrit-il à sa mère après l’avoir rencontrée.

Honorine-De-Viane-et-Jules-Verne1

L’argent ne coule guère d’abondance au sixième étage du boulevard Bonne-Nouvelle où s’est installé le jeune couple. Jules est piètre « boursier ». Aux tractations financières, il préfère la fréquentation de la Bibliothèque nationale et de celle du musée des Familles où il se plonge dans tous les récits de voyages qui lui tombent sous la main, dans des mémoires savants sur la chimie, la physique, les lois de la nature...

Le soir, malgré les pleurs du petit Michel qui est né entretemps, il relit ses notes et noircit du papier. 

Jules Verne a visité quinze éditeurs « tous plus sots les uns que les autres ». On lui a parlé d’Hetzel, de ses originalités, mais aussi de sa bibliothèque de la jeunesse à laquelle il vient d’adjoindre un journal récréatif qui publie des récits de voyages et tâche de répondre au goût du temps pour le progrès scientifique.

Hetzel ou un autre... Jules Verne est désespéré. Laconique, la main diaphane, tapotant ses joues creuses, Hetzel parcourt le manuscrit. De temps à autre, les yeux fixent longuement l’auteur puis reviennent au rouleau de papier...

« C’est bon, monsieur, veuillez repasser d’ici quinze jours... »

Cinq Semaines en ballon Hetzel  Cie Paris 1863Quelques mois plus tard, le 24 décembre 1862, sort des presses d’Hetzel, un livre d’étrennes destiné aux enfants. Mais c’est la France entière qui se passionne pour le voyage du Victoria au-dessus des jungles africaines. Il ne faut que trois mois pour que le succès gagne l’étranger et même l’Amérique où l’on offre une petite fortune pour traduire Cinq Semaines en ballon.

Le roman scientifique est né. Le roman « scientifique visionnaire » plus exactement, mais l’époque ne s’en doute pas encore. Jules Verne a assimilé le contenu de tous les ouvrages qu’il annotait au musée des Familles ou à la Bibliothèque nationale : physique, géographie, botanique ou autres sciences naturelles... Il a fondu cette masse énorme de documentation et d’informations dans le creuset de son génie.

Un fantastique panorama du monde à venir en surgit. Dans Cinq Semaines en ballon, à l’encontre de tous les avis de son temps, il prédit la supériorité du plus lourd que l’air ! Par la suite, ses Voyages extraordinaires conduiront ses héros au fond des océans, au centre de la Terre et dans le cosmos.

Bourreau de travail, l’auteur est à sa table dès cinq heures du matin. Vers onze heures, il déjeune rapidement et presque toujours perdu dans quelque rêve. Des rêves qui le conduisent devant la page blanche aux quatre coins du monde ou aux confins du système solaire. L’après-midi, il va faire sa provision de documents dans les bibliothèques.

Tout le fascine, car il pressent qu’à travers ce foisonnement de connaissances nouvelles qui caractérise la fin du XIXe siècle, une nouvelle humanité prend son essor. À lui, le « voyant littéraire », de décrire d’avance la manière dont l’homme façonnera demain le monde sur la voie des dernières découvertes.

jules-verne-chambre

Ici, l’imagination sans entraves prend le relai de la connaissance. Le soir, il compulse ses notes, les relit et prend la plume à nouveau. Les jaloux et même des « scientifiques » crieront au scandale, à l’invraisemblance des moyens de propulsion du Nautilus qui font une application systématique de l’électricité à laquelle on ne croyait encore pas vraiment à son époque. Ils seront encore plus véhéments à propos de l’orbite lunaire du gros obus spatial dont il a minutieusement étudié toutes les caractéristiques dans De la Terre à la Lune et Autour de la Lune.

Mais tout dans ces pages est juste ou presque : la formidable prémonition des rétrofusées, les données astronomiques et jusqu’à la nature exacte des aliments qu’emportent les aventuriers du cosmos dans leur voyage sidéral.

« Je suis convaincu que tout ce que j’ai écrit se réalisera point par point... »

Cet extraordinaire labeur d’un génie prophétique dans le domaine romanesque s’étendra sur une quarantaine d’années. Plus de cent titres pour Hetzel, dont trente et un au moins sont délibérément conjecturaux !
« Je suis convaincu que tout ce que j’ai écrit se réalisera point par point... », écrit Jules Verne vers la fin de sa vie au constructeur américain Simon Lake qui a lu ses œuvres enfant, et y a découvert sa vocation. En souvenir de Nautilus, il a connu l’un des premiers submersibles militaires opérationnels.

400px-Vingtmillelieue00vern orig 0131 1Charcot, l’explorateur des terres polaires, Paul-Émile Victor avouent qu’ils ont lu Jules Verne. De même Aldous Huxley, H. G. Wells, Wernher von Braun, le père de l’astronautique américaine... Combien sont-ils, ces précurseurs de notre temps qui ont puisé leur inspiration dans les Voyages extraordinaires et qui ont peut-être été des pionniers pour les avoir lus.
Car le talent visionnaire a un rôle catalyseur : il éclaire les grands axes du futur autant qu’il fait surgir dans certains esprits prédisposés la volonté de s’y engager.

Les années passent. L’étudiant décharné et fiévreux qui courait tout Paris, est devenu l’un des hommes les plus célèbres de son temps. On s’arrache ses livres qui sont traduits dans près de quarante pays. Il est connu dans le monde entier et ne peut appareiller pour un voyage sur le bateau qu’il s’est offert sans être obligé de sacrifier aux mondanités dans chaque port.

Pourtant, il n’apprécie guère ces rapports artificiels et ennuyeux. Lassé de ces obligations dans la capitale où on l’adule mais où, dit-on, la jalousie sévit plus que partout ailleurs, il s’installe à Amiens dont il devient un notable. Son effort créateur ne s’arrête pas pour autant.

On l’imagine altier, buriné par les vents de tous les océans, les yeux brûlés par les visions fulgurantes de son œuvre... Dans l’imagination de son public, l’écrivain ressemble toujours à ses héros comme Hugo ressemblait aux siens, lors de son exil à Guernesey.

«... Si nous nous étions rencontrés sans nous connaître, écrit l’italien De Amicis qui a réussi à le voir, il eût été impossible de deviner sa personnalité. On eût dit un général en retraite, un professeur de mathématiques ou le chef de division d’un ministère, et non un artiste, un homme de lettres. Il a un peu l’aspect de Verdi, un visage grave et bon, une grande vivacité artistique dans le regard et la parole, des manières simples marquées par une grande sincérité dans toutes les manifestations de ses sentiments et de ses pensées... »

cathédrale dAmiensEn ces premières années du XXe siècle, l’homme qui a décrit à l’avance dans ses livres toutes les grandes réalisations de l’ère technologique médite devant le porche de la cathédrale d’Amiens. Ces sculptures l’intriguent. Dans les milliers d’ouvrages qu’il a feuilletés durant son écrasante vie de labeur, il a trouvé des traces, des allusions à une connaissance mathématique perdue.

Jules Verne a-t-il l’intuition que l’énigme de l’homme, de son destin et de son Au-delà, est aussi inscrite dans la pierre ? Dans son œuvre, il a fait un long chemin avec l’avenir. Il voudrait aller plus loin que la technique, que l’optimisme béat dans le progrès scientifique qu’il a tant contribué à renforcer. Et s’il trouvait un autre secret de l’homme et du cosmos dans l’ordonnance harmonieuse de ces pierres ou dans la vaste rosace d’Amiens qu’un humble imagier anonyme a créée ?

Mais tombe le soir et avec lui le premier frisson. Le vieillard relève le col de son pardessus et, rêveur, regagne à pas lents sa demeure...

Extraits

L’esprit visionnaire de Jules Verne s’est manifesté dans des domaines si vastes et si nombreux que ce sont des chapitres entiers qu’il faudrait citer pour en saisir l’ampleur. On s’accorde à reconnaître qu’il a prévu et décrit les principales orientations scientifiques et technologiques du XXe siècle.

Loin de se contenter de vagues généralités, c’est souvent dans les détails extrêmes qu’éclate son génie prophétique. Ainsi la manière dont il prévoit la manœuvre d’alunissage de l’obus spatial, dans Autour de la Lune.

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Rétrofusées, principes d’action et de réaction, les ingénieurs de la NASA n’ont pas fait mieux...

extr1 Autour-de-la-lune J Vernes

extr3 Autour-de-la-lune J Vernes

(Autour de la lune, Hetzel, 1872, p. 150 et 151)

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De même Jules Verne a prévu l’alimentation déshydratée et lyophilisée des cosmonautes :

extr4 Autour-de-la-lune J Vernes

(De la Terre à la Lune, Hetzel et Cie, 1866, p. 155)

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On ne songeait guère en son temps à utiliser l’aluminium pour la construction d’appareils volants. Lui, il voyait déjà ce métal à l’épreuve dans l’espace interplanétaire et en pronostiquait les qualités que l’on découvrirait par la suite lorsqu’on précisera pour la conquête de l’espace la composition des alliages spéciaux de ce métal.

extr5 Autour-de-la-lune J Vernes

(De la Terre à la Lune, Hetzel et Cie, 1866, p. 43)

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On pourrait en dire autant du sous-marin. L’élan imaginatif de Jules Verne « inspirera » plus d’un constructeur de l’avenir dont le célèbre Simon Lake, fondateur des plus importants chantiers navals américains dans la première partie du XXe siècle.
La construction navale doit finalement beaucoup au célèbre Nautilus du capitaine Nemo !

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(Vingt mille lieues sous les mers, Hetzel, 1871, p. 90-91)

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On pensait, en son temps, que l’avenir était plutôt au dirigeable et que « le plus lourd que l’air » ne pourrait jamais véritablement voler ou rivaliser avec lui. Jules Verne, lui, parie sur l’avion... et gagne encore :

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(Jules Verne : « A propos du géant », in Musée des familles: Lectures du soir, Volume 31, 1863, p. 92)

 

Bibliographie :

  • Les grands visionnaires de l'histoire, Marcel Belline, Robert Laffont, 1983.
  • « Jules Verne, sa vie, son œuvre », Marguerite Allotte de La Fuÿe, Kra, Paris, 1928.
  • Jules Verne : De la science à l'imaginaire, J-P. Dekiss, G. Gohau, A. Tarrieu, P. Cotardière, M. Crozon, Larousse, 2004.
  • « Dictionnaire Jules Verne : mémoire, personnages, lieux, œuvres », François Angelier, Pygmalion, 2006.

Table des illustrations :

  • 1) Jules Verne photographié par Truchelut & Valkman (Paris), 1883. s. Gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8450545r
  • 2) Nantes vers 1850 (Gravure extraite de La France illustrée de Malte-Brun)
  • 3) Honorine et Jules Verne en 1863. (P. J. Delbarre). Extrait de l'ouvrage "Jules Verne : De la science à l'imaginaire" publié en 2004 par les Éditions Larousse.
  • 4) Illustration du livre Cinq Semaines en ballon, Hetzel & Cie, Paris, 1863.
  • 5) L'appartement de Jules Verne. s. Gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6911498j
  • 6) Illustration du livre Vingt mille lieues sous les mers, Hetzel, 1871.
  • 7) La cathédrale d'Amiens

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Commentaires  

#2 RE: Hommage à Jules Verne, précurseur de notre tempserikik49

Merci pour cette article. Jules Verne a imaginé de nombreuses technologies innovantes et le monde a par la suite tenté et souvent réussi d'ailleurs, de les mettre au point. Malheureusement, un soir alors qu'il rentrait chez lui un homme l'a attaqué avec un pistolet. Il lui a tiré dessus par deux fois, mettant ainsi sa vie en danger.

Le médecin qui l'à opéré et qui a voulu aider à sa guérison n'a semble-t-il pas fait du bon travail et le grand homme n'a plus que jamais boité à partir de ce moment-là. Peu de temps après cette date, son ami et éditeur est décédé, ce qui a mis un coup supplémentaire au moral déjà bien fragile de Jules Verne. Ses écrits ont été plus noirs après cela.
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#1 RE: Hommage à Jules Verne, précurseur de notre tempsM.G.C.

En lisant Voyages et aventures du capitaine Hatteras, roman de Jules Verne paru en 1864, qui relaie la tentative d'un groupe d'Anglais d'atteindre le pôle Nord, j'ai été étonné d'y trouver le passage suivant, qui s'insère au moment où l'expédition arrive au pôle, en fait un site volcanique désolé : "Pas de terre, pas la moindre mousse, pas le plus maigre lichen, pas de trace de végétation. L'acide carbonique, vomi par le cratère, n'avait pas encore eu le temps de s'unir, ni à l'hydrogène de l'eau, ni à l'ammoniaque des nuages pour former, sous l'action de la lumière, les matières organisées." Voilà qui rappelle fort l'expérience de La soupe primitive de Miller... dans les années 1950 !
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