Les naufragés de Cornélius Nepos et les contacts transatlantiques « á rebours »
- Dossier : Énigmes de l'Histoire
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Les Européens ne sont pas les seuls voyageurs de l'Histoire qui aient, soit volontairement, soit a la suite d'un naufrage, effectué la liason entre l'Ancien et le Nouveau Monde. Nous possédons les preuves de tentatives faites en sens inverse par les habitants de l'autre rive de l'Atlantique. [1]
L’historien romain Cornélius Nepos rapporte que, pendant son proconsulat en Gaule, Quintus Metellus Celer aurait reçu en offrande de la part du roi des Boïens, quelques Indiens rejetés par une tempête sur le littoral de la Germanie en l’an 62 avant J.-C. Pline [2] et le géographe Pomponius Mella [3] relatent également cette anecdote.
Longtemps, on s’en est tenu à la lettre du texte et considéré qu’il s’agissait effectivement d’ « Indiens », c’est-à-dire d’habitants de l’Inde. La confusion s’explique d’autant mieux qu’on croyait alors qu’il existait une route directe entre l’Inde et la Germanie, en passant par la... mer Caspienne.
Cette croyance subsistait encore au Moyen Age et fut la cause des aberrations de certaines cartes rédigées à cette époque. Mais, pour les anciens, qui cultivaient l’idée qu’un même océan baignait les côtes de l’Inde et de Ceylan, de l’Afrique « extérieure » et des îles Britanniques, la chose allait de soi.
Il ne faut pas oublier non plus que, tant pour Cornélius Nepos que pour les géographes du bas Moyen Age, le mot « Inde », loin de désigner une aire géographique déterminée, était un nom collectif sous lequel on englobait indifféremment tout ce qui présentait un caractère plus ou moins exotique.
Enfin, ce ne sont pas les tribus germaniques chez lesquelles avaient abordé ces malheureux rescapés qui les ont définis comme indiens, mais les Romains à qui ils furent offerts.
En fait, il y a deux explications possibles. La première est qu’il se soit agi d’Esquimaux ou d’indiens d’Amérique du Nord. En effet, si les « Indiens » proprement dits ne se risquaient pas habituellement à pêcher au large, il existe néanmoins quelques exemples de navigations amérindiennes jusqu’en Europe.
C’est ainsi qu’en 1153, en Allemagne, sous le règne de Frédéric Barberousse, une tempête poussa jusqu’à Lübeck un canoë d’Amérindiens qui se disaient venus d’un « grand pays riche en poissons » - probablement la future « Tierra de los Bacallao » des Portugais, Terre-Neuve et le Labrador actuels, qui se trouvent à la même latitude que la côte allemande de la mer du Nord [4].
Il était d’ailleurs fréquent que des indigènes du Groenland, du Labrador ou d’autres régions d’Amérique du Nord, généralement situées plus haut que le cap Hatteras, naufragent de la sorte dans les eaux européennes.
De nombreux cas de traversées atlantiques ont ainsi été relevées entre 1150 et 1700, se traduisant pour la plupart par des découvertes de kayaks vides ou porteurs de cadavres d’indiens ou d’Esquimaux sur les côtes de la Norvège, des îles anglaises, de l’ouest de l’Écosse, des Nouvelles Hébrides, de l’Islande ou des Canaries.
On peut encore voir des restes de ces embarcations, dont certaines sont assurément précolombiennes, au Musée ethnographique de Munich, au Musée d’Histoire naturelle d’Édimbourg, au Musée d’Aberdeen [5], dans la cathédrale de Trondheim en Norvège et dans l’église de Bourre, à Orkney.
L'explorateur allemand, Alexandre de Humboldt (1769-1859), dans son ouvrage intitulé Examen critique de l'histoire et de la géographie du nouveau continent (Paris, 1836), signale qu'en 1506, puis en 1509, des pirogues monoxyles esquimaudes remontèrent le cours de la Seine jusqu’à Rouen.
Dans la seconde des embarcations, on découvrit un indigène encore vivant et six autres morts. Ils avaient prolongé leur existence en mangeant des poissons crus et en buvant leur propre sang, comme le rapportent deux textes (avec des variantes de détail), l'un du cardinal Pietro Bembo dans ses Historiae Venetae, t. VII (1513), p. 257 [6], l'autre du juriste Solorzano, dans son De Indiarum jure, Madrid, 1629, p. 51 [7] ; ces indigènes étaient caractérisés par leur petite taille, par leur type facial (teint foncé, visage large et grosses lèvres) et par l'absence de système pileux en dehors des cheveux et des sourcils. L’unique survivant fut présenté au roi Louis XII qui se trouvait par hasard dans le Maine
Humboldt cite encore d’autres cas de canots naufragés en mer du Nord sur la côte hollandaise, dont l’un se serait produit en 1682 et l’autre en 1684. Il mentionne meme, à cette occasion, le kayak esquimau intact que l’on exposait encore, de son temps, au siège de la Société des pêcheurs de Lübeck.
Les cadavres d’Amérindiens découverts sur les côtes occidentales des Açores, avant le voyage de Colomb, et dont l’amiral avait entendu parler, témoignent également que de telles navigations étaient possibles [8]. L’historien espagnol Antonio de Herrera rapporte d’ailleurs de nombreuses aventures de ce genre dans son Historia general de las Indias Ocidentales, Madrid, 1601.
Mais si les hommes jetés sur les côtes d’Allemagne, de Hollande, de Norvège ou de l’estuaire de la Seine étaient tous des Esquimaux, les corps retrouvés sur les rivages açoriens étaient bel et bien ceux de véritables amérindiens d'Amérique du nord et il en va de même des naufragés de Cornélius Nepos.
En effet, le « débarquement » de 62 avant J.-C. n’a pas seulement eu des historiens, parmi lesquels Cornélius Nepos et Pline, mais aussi son illustrateur en la personne d’un artiste anonyme qui exécuta à cette occasion une situle aux traits extrêmement caractéristiques.
Tout au moins, il est difficile d’expliquer autrement que par cet événement l’étrange forme de l’objet qui porte le numéro 626 de la collection Edmond Durand, acquise en 1825 par le roi Charles X pour le Musée du Louvre...
Nous citerons la description qu’en donne Adrien Prévost de Longpérier, ci-dessus : « Buste d’esclave entièrement rasé, ses oreilles sont grandes et tombantes. Le haut du crâne s’ouvre au moyen d’une charnière en forme de couvercle. Au-dessus des oreilles sont placés des anneaux dans lesquels s’ajuste une anse mobile, figurant une branche d’arbre, avec des nœuds. Hauteur de l’objet : 19,5 cm. »
De leur côté, Emile Egger [9] et Adolphe de Ceuleneer [10], qui s’intéressèrent à ce bronze, en ont tiré les conclusions qui s’imposaient.
Ceuleneer écrit notamment : « Si l’on examine (ce crâne) on est frappé des caractères spéciaux qui le distinguent. Le crâne est dolichocéphale, le front est fuyant, les oreilles sont grandes et basses et le lobule de l’oreille est adhérent; les sourcils sont fortement arqués, le nez est aquilin, les angles de la bouche sont relevés et les lèvres grosses; le maxillaire inférieur est arrondi et, sous la région de l’occipital, on constate une forte saillie. Plusieurs de ces caractères frappent davantage quand on examine la tête de profil... »
L’idée qu’eurent Egger et Ceuleneer de comparer cet objet aux Indiens représentés d’après nature par le peintre et ethnologue américain George Catlin, permit d’établir plus sûrement encore la ressemblance.
Il ressort néanmoins de l’inventaire définitif de ces traversées qu’elles furent toutes parfaitement fortuites.
Il existe pourtant en Amérique, un document - et un seul - qui parle à sa manière d’une navigation volontaire vers l’est. Nous voulons parler des feuilles 3 et 5 du Codex Borbonicus des aztèques qui montrent en deux séquences successives le va-et-vient transatlantique du « courageux navigateur ».
Malgré les symboles et les figurations colorées qui surchargent ces deux images, on discerne nettement le grand courant qui jaillit de sous le trône du dieu océanique Chalchiuhtlicue. Sur la première image, le héros, nu (c’est-à-dire non encore paré des insignes que lui vaudront son exploit), se laisse porter par le courant. Dans la seconde, il revient en le remontant, drapé, cette fois, de tous ses insignes. Or, descendre avec le courant, puis le remonter - ce qui indique qu’il y a eu retour - revient à utiliser le Gulf Stream.
Enfin, nous remarquerons que ces voyages transatlantiques « à rebours » ont eux-mêmes leurs pendants : des traversées, fortuites et intentionnelles, du Pacifique.
Le père Charlevoix dans son Journal d'un voyage fait par ordre du roi dans l'Amérique Septentrionale (t. V, Rollin, Paris, 1744, pp. 45-46), rapporte les dires d'un certain abbé Grellon, qui affirmait avoir rencontré au Tibet... une Huronne d' Amérique du nord !
Notes :
- [1] Il importe de préciser que de nombreuses tribus vivant sur la côte est de l'Amérique possédaient des légendes et des traditions concernant soit des ancêtres orientaux, soit un paradis situé à l'est de l'Océan. Voir à ce sujet les travaux de E. Beauvois : « Le Paradis de l'Atlantique d'après les traditions concordantes de l'Ancien et du Nouveau Monde » et « L'Elysée transatlantique et I'Eden occidental ».
- [2] Pline : Historia Naturalis, livre XI, 67.
- [3] Pomponius Mella : Description de la Terre, livre III, chap. V et VIII et Chronologie.
- [4] Échouage dont la mention est attribuée à l'évêque et chroniqueur Othon de Freisingen, mort en 1158. Bien qu'on ne l'ait retrouvée ni dans ses Chronica ni dans son De gestis Frederici I (Frédéric Barberousse), elle a souvent été reprise, en particulier par F. Lopez de Gomara dans son Historia general de las Indias, 1553, livre I, chap. 10.
- [5] Voir à ce sujet l'article de Paul Rivet sur l'origine du kayak du Marischal College à Aberdeen (Journal de la Société des Américanistes, volume 13-2, 1921, p. 336)
- [6] Historiae Venetae, VII, 257 : « Navis gallica dum in Oceano iter non longe a Britannia faceret, naviculam ex mediis abscissis viminibus arborumque libro solido contectis aedificatam cepit, in qua homines erant septem mediocri statura, colore subob- scuro, lato et patente vultu cicatriceque una uiolacea signato. Hi vestem habebant e piscium corio, maculis earn variegantibus... Carne uescebantur cruda sanguinemque, uti nos vinum, biberant. Eorum sermo intellegi non poterat. Ex iis sex mortem obie- runt, unus adolescens in Aulercos, ubi rex, vivus est perductus ».
- [7] De Indiarum jure, p. 51 : « Continuator Palmieri [Matteo Palmieri, auteur d'un De temporibus, mort en 1476] auctor est anno Dni 1509 delatam fuisse eo anno Rhotomagum usque, Galliae oppidum, cymbam quandam portatilem similem his quae in Orbe Novo conspiciuntur, et in ea septem ex ipsis Indis, qui fulgineo colore erant, ceu homines sylvestres, grossis labris, stigmata in facie gerentes ab ore ad medium men- turn, instar lividae venulae per maxillas deductae. Et nudi incedebant, solum baltheum gestantes, in qua erat bursula ad verenda tegenda. Barba per totum corpus nulla neque pubes neque ullus pilus praeter capillos et supercilia ».
- [8] Alexander von Humboldt : Examen critique de l’histoire et de la géographie du nouveau continent, Paris, 1836, pp. 248-249.
- [9] « Tète de bronze offrant le type de la race rouge du Nouveau Monde », extrait du Bulletin de la Société des Antiquaires de France, 1859, pp. 83-85
- [10] Adolphe de Ceuleneer : Type d’Indien du Nouveau Monde représenté sur un bronze antique du Louvre, Paris, 1890.
Bibliographie :
- Pierre Carnac : L'histoire commence à Bimini. Robert Laffont, 1973.
- André Jacques : « Des Indiens en Germanie ? », in Journal des savants, 1982, pp. 45-55.
- Paul Rivet : « Relations précolombiennes entre l'Ancien et le Nouveau Monde » et « L'origine du kayak du Marischal College, Aberdeen », in Journal de la Société des Américanistes, 1921, Volume 13-2, pp. 335-336.
- A. de Longpérier : Notice sur les bronzes antiques exposés dans les galeries du Musée Impérial du Louvre, Paris, 1868, p. 143.
- Alexander von Humboldt : Examen critique de l’histoire et de la géographie du nouveau continent, Paris, 1836. voir ici Archive.org
- Antonio de Herrera : Hisioria general de las Indias Ocidentales, Madrid, 1728-1730.
- M. Le conte J. R. Carli : Lettres Américaines, (...), t. II, Paris, 1788
- Cf. P. Bembo : Historia Venetae, Bâle, 1576.
- « The Aberdeen Kayak and its Congeners », Royal Scottish Geographical Society Magazine, Feb 12, 1912. voir ici Archaeologydataservice.ac.uk (en anglais)
Table des illustrations :
- 1) Extrait de la mappemonde ou carte reduite des parties connues du globe pour servir au Voyage de La Perouse, fait dans les annees 1785, 86, 87, et 88. Atlas du Voyage de la Perouse no. 1. (Paris: Depot-general de la Marine, 1828)
- 2) Kayak Inuit.
- 3) Kayak (avec son équipement) préservé au Musée Marischal d'Aberdeen. Il avait été découvert, avec son occupant mourant sur une rive proche.
- 4) Extrait de la page 143. du «
- Codex Borbonicus, extraits des pages 3 et 5. voir ici Famsi.org
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https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1982_num_1_1_1442